Sœurs de la Forêt
J’aurais dû écouter ma grand-mère. Au fur et à mesure que je deviens plus grande et que les nuits paraissent plus longues, je ressens mon destin peser lourd sur mes épaules en attendant la journée. Dans l’enfance il était facile pour moi et mes sœurs d’ignorer ses réflexions et de négliger ses sagesses. Je les prenais pour des divagations d’une vieille femme, de quelqu’un qui cherchait à comprendre quelque chose au monde moderne. Je ne prêtais jamais attention à ses avertissements et je prenais ses contes de fées pour ce qu’ils étaient à mon avis – histoires obsolètes des livres censées bercer les enfants au lit. Je ne comprenais vraiment pas l’origine de ces histoires ou les leçons qu’elles étaient censées faire avant qu’il ne soit trop tard.
« Méfie-toi de la femme de la forêt », avait-elle l’usage de me dire. D’abord je pensais qu’elle était folle, qu’elle délirait. Après tout chaque conte commençait comme une rumeur, née dans l’imagination des superstitieux ou des fainéants. Peu à peu je me rendais compte qu’elle n’était pas complètement cinglée et j’ai vu finalement ces femmes dans les circonstances étranges. Cela a commencé dans le coin de mon œil comme une illusion optique. Des fois j’entendais un faible rire au vent. J’en ai parlé à mes sœurs pour savoir si elles l’entendaient aussi, mais elles ne me prenaient pas au sérieux et m’accusaient de croire les fables de notre grand-mère et alimenter ses histoires. Peu de temps après je les ai vues danser là au seuil de la forêt traquant un mur invisible qui semblait les arrêter juste devant le domaine de la grand-mère, au bord de sa voie pavée. Une fois quand je me suis mise à les regarder en face elles se seraient arrêtées les yeux braqués sur moi, souriant et m’invitant à les suivre dans la forêt.
« Ne les rejoins pas », a dit ma grand-mère un soir, son visage creusé illuminé par la lueur du feu, quand mes sœurs se sont couchées. « Cela ressemble d’abord à un jeu amusant et les danses dans la forêt. Et pourtant ces fées ne sont jamais ravies de voir quiconque – elles vont te harceler avec une malédiction de filles pour que tu n’aies pas de fils tout au long de ta vie. Puis quand elles verront que tu en as fait assez en tant que mère, elles vont revenir, jour après jour, et te faire des signes de la main dès la forêt jusqu’à ce que tu les rejoignes pour toujours. Cela peut prendre des années mais un jour tu céderas et désormais tu leur appartiendras à elles. Ces femmes étaient jadis comme toi et moi. Juste comme ta mère ».
Ma mère. Je n’ai pas dit à ma grand-mère mais je l’ai vue là, parmi elles, jouer dans le bois. En été elles étaient vêtues de lin clair flottant au vent et s’agitant comme des fleurs, les cheveux en l’air. En hiver il m’arrivait de voir la brume de leur souffle monter en forme de signaux de fumée, « viens avec nous », conviaient-elles, « prends ta liberté ». La peur des sorcières s’est transformée en irritation et puis en haine. Je les dévisageais avec chagrin à travers notre jardin, fascinée par leurs mouvements gracieux et leur rire nonchalant. Je me souviens du jour où je suis finalement partie avec elles, le jour le plus chaud de l’été, guidée par la main de ma mère qui rigolait comme un petit enfant en m’entraînant dans la forêt.
Dans la forêt chaque inspiration sonnait comme de la musique et chaque pas se faisait comme dans l’air. Elles tenaient ferme mes bras, leurs ongles s’enfonçaient dans ma peau à travers la robe mais je ne ressentais aucune douleur. Je déambulais avec les sœurs dans la lumière irrégulière en regardant la forêt de mon enfance sous un œil nouveau. Elles m’ont entraînée nous baigner dans une source cristalline toutes nues, les cheveux mouillés et lourds. La forêt était dense bien que le soleil la perce de ses rayons et couvre le sol de dessins sophistiqués. Je me souviens que même au soleil la forêt était froide comme le solstice d’hiver... et pourtant je ne frissonnais pas. Je me délectais dans la liberté joyeuse et indicible des sœurs, goûtais à leur nourriture et savourais leur vin.
Une fois chez moi – combien de temps j’ai été absente ? Des heures ? Des journées ? Les endroits où les sœurs me tenaient par les bras gardaient les traces de leurs ongles, cicatrisées et marquées de rouge. Ma grand-mère, soulagée de me revoir, m’observait d’un œil stoïque. Si elle était chagrinée, elle avait cessé de pleurer bien avant mon retour. Au contraire, elle m’a embrassée d’un regard mesuré et dit, « au fur et à mesure que tu deviens plus grande ton destin va peser lourd sur tes épaules. » Je me suis demandé doucement si elle avait dit les mêmes mots à ma mère.
Je suppose qu’elles n’écoutent pas mais je vais dire à mes filles que ce n’est pas tout simplement une histoire à raconter avant d’aller au lit ou un conte folklorique. Je sais toujours que les jeunes esprits curieux ne sont pas enclins à suivre mes conseils ou écouter mes histoires. Je suis presque sûre qu’ils pensent que ce ne sont que des divagations comme moi avec ma grand-mère. J’ai trop peur de le demander mais je me sens obsédée par une idée : est-ce qu’elles les voient également ? Sont-elles fascinées par la lumière, les fées intemporellement jeunes émergeant dans les fleurs sauvages, leurs robes flottant dans la brise ? Tous les matins quand je vais nourrir les vaches, je les vois toujours là qui me font signe de la main, s’amusent et dansent dans la forêt. Des années ont passé et j’ai toujours les cicatrices rouges et douloureuses sur les bras. Je frémis. Tous les jours je ressens la sollicitation de la forêt. Et je me demande si un jour je vais emmener mes filles aussi. Je ressens mon destin peser lourd sur mes épaules.
Ajouter un commentaire
Veuillez vous connecter ou vous enregistrer pour publier les commentaires sans modération